Bibi Seck, Apôtre du design pour tous
Temps de lecture : 8 minutes
Rédigé par La rédaction / 28 Déc 2024 à 07:11
Parlez-nous de Dakar next ?
Mon studio c'est Bibi. Dakar Next. C'est un laboratoire consacré au développement de l'artisanat par le design. Je dessine et je suis en contact avec des artisans. C’est plus une philosophie qu'un outil concret.
Quelle est cette philosophie ?
Le design est une discipline, pas un adjectif. Il s'agit de concevoir un produit. En Afrique, on a tendance à croire que le design est destiné aux élites, que c'est cher, etc. Je voudrais démocratiser le design pour qu'il rentre dans tous les foyers, car le design concerne tout le monde. J'ai conçu des ustensiles de cuisine qui étaient vendus à Target, une chaine de grande distribution américaine, et qui ne valaient rien du tout. Ces objets sont vulgarisés dans le sens où ils sont accessibles à tous et font partie de notre quotidien.
Quels sont les créations dont vous êtes le plus content ?
En général, je suis content de mes dessins. J'aime dessiner. Pour ce que j’ai fait ici, au Sénégal, j’aime les produits réalisés avec du plastique recyclé grâce à la technique de rotomoulage. Le plastique va prendre la forme du moule pour donner un objet creux. C'est la même technique qui est employée pour les réservoirs de voiture, les canoë kayak, les glacières.
Cela veut-il dire que le plastique peut être une matière tout aussi noble qu'une autre ?
Pas vraiment. L’idée, c’est de le transformer, et d’en faire des produits courants plutôt que de polluer nos poubelles, nos mers et nos fleuves. J'aurais préféré qu'on n'utilise jamais de plastique, mais bon, comme il y a des déchets plastiques et qu’on ne sait pas quoi en faire, autant le récupérer. L’idéal aurait été de ne pas en fabriquer.
Cela vous tient à cœur de valoriser l'artisanat par le design. Pourriez-vous élaborer sur cette idée ?
Mon point de vue a beaucoup évolué sur le sujet. Au début, quand j'ai commencé à travailler avec les artisans au Sénégal, je me rendais compte qu'ils fabriquaient toujours le même objet, et ils le faisaient très bien. Donc, à force de produire toujours le même objet avec le même matériau, ils ont développé une certaine expertise. Mais le design, c'est concevoir avec des contraintes et des objectifs. Par exemple, utiliser le moins de matériaux nobles possible. Prenons un tabouret : le concevoir de manière à utiliser le moins de bois possible tout en le rendant aussi solide que s'il avait été fabriqué avec du bois plus épais. L’artisan n’a pas toujours cette manière de penser.
Quelle est votre définition du designer ?
Le designer est un artiste qui résout les problèmes des autres.
Celui qui a envie de résoudre ses propres problèmes, rentre en conversation avec lui même. Il fait de l'art, la peinture, la sculpture, etc. Et celui qui est plus intéressé par les problèmes des autres, il fait de l'Art Appliqué, donc architecture, design, etc. Si je dois concevoir une poignée de porte, je vais la concevoir pour que tout être humain puisse l’utiliser.
En même temps, il y a forcément une partie subjective et artistique dans le design?
Oui, ça dépend. Je pense aux bolides de Formule 1. Là, il n'y a ni artiste, ni designer pour venir embêter les ingénieurs, mais le résultat est magnifique. Quand on regarde cette voiture qui a été conçue pour atteindre certaines performances, l'objet au final est superbe. Il n'y a pas un designer qui soit venu mettre son nez dedans, chercher un rayon, mettre un peu de courbes ici. Non, non. La voiture a été sculptée par le vent. On y a posé un moteur. Il va y avoir un passager à l’intérieur. L’hyper rationalité dans la conception de cet objet donne finalement un résultat qui est très « nice ».
Vous avez travaillé pour tag Heuer et les voitures Renault ? Qu’avez-vous tiré comme enseignements de toutes ces expériences ?
Dès lors que le design est une discipline, que l'on dessine une montre Tag Heuer ou un meuble fabriqué par un artisan, pour moi, c'est la même chose. La star, c'est l’objet, pas le designer. D'ailleurs, on connaît rarement les designers de certains objets très connus.
Le design, c'est forcément du luxe ?
Pas du tout. Vous pouvez concevoir quelque chose pour une société, qui est dans l'industrie du luxe. Mais demain, vous pouvez concevoir quelque chose dans l’industrie populaire, qui va se fabriquer à 10 000 pièces par jour. Vous pouvez très bien concevoir un sac pour Hermes aujourd'hui, un stylo pour Bic demain.
Notre conception du luxe, ne devrait-elle pas être revue ?
Quand je regarde le luxe, je comprends qu’il s’agit d’un produit exceptionnel et quelques fois qui est rare. Par exemple, un sac de luxe est d'une qualité supérieure. Le cuir a été bien choisi, les coutures bien pensées, le fil, c'est pas n'importe lequel. Les matériaux choisis vont naturellement faire que ce produit sera plus cher.
Vous ne pouvez pas construire ce pays si vous ne construisez pas des architectes, des designers
Bibi Seck
Comment est ce que vous percevez le potentiel du design comme levier économique pour le Sénégal et pour l'Afrique ?
Au Sénégal, l’enseignement public existe pour la médecine, la pharmacie, le droit, les sciences économique, les ingénieurs, etc. Mais comment voulez vous prétendre construire et développer votre pays si vous ne fabriquez pas vous même vos créatifs ?
Vous ne formez pas vos architectes, vos designers. Il n’y a même pas de conservatoire de musique ici. On a des gosses qui ne vont pas à l’école. Ils sont laissés là, dans la rue.
On ne les forme pas, On trompe le peuple. On nous blague ! Vous ne pouvez pas construire ce pays si vous ne construisez pas des architectes, des designers. Au Sénégal, on voit plein de séries télévisés, mais il devrait y avoir un conservatoire pour devenir acteur. De même, il devrait y avoir une école nationale pour que les gosses puissent obtenir un CAP en électricité ou en plomberie.
Vous avez des projets dans ce sens ?
Si l'Etat décide d’établir une école d'Arts Appliqués à partir d'une vision bien définie et se tourne vers les compétences, je serais prêt à l’accompagner. En France, j'enseignais le design dans des écoles. Je sais ce qu'il faut faire.
Que conseilleriez-vous à un jeune qui veut se lancer aujourd'hui dans le design ? Avant tout, il faut qu'il dessine. Qu'il soit obsédé par le dessin. Et après, il cherche des écoles en Europe.
On ne peut pas être autodidacte, apprendre avec internet aujourd’hui?
Dans le métier, je trouve que c’est difficile. Il est vrai que le designer le plus connu du monde est presque autodidacte, Philippe Starck. Je crois qu’il a fait un an et demi à l’école, après il s’est barré. Mais tous les gens dont je respecte le travail, dans le design ou même dans l'art contemporain, savent tenir un crayon.
Donc d'abord savoir dessiner. Ensuite ?
Après, il faut apprendre à réfléchir, c’est à dire à résoudre des problèmes. Ensuite, il faut savoir collaborer parce que le designer ne fait rien tout seul. Il doit tenir compte de l’artisan ou du fabricant avec qui il travaille. Il faut être créatif.
Quel a été votre coup de coeur design récent ?
(Après une longue réflexion) La collection Pleats du créateur japonais Issey Miyake. Ça, c'est génial. Ma femme a des tenues avec ce tissu plissé, les vêtements ne sont jamais froissés. Je dis wow ! J'aurais bien voulu être le gars qui a dessiné et inventé ça.
Vous avez été tenté de créer votre marque ?
Il m’est arrivé d’y penser, en 30 ans de carrière, mais ça ne m’intéresse pas particulièrement. Ce qui me tente en ce moment, c'est une histoire de science fiction sur laquelle je suis en train de réfléchir, qui se passe dans 150 ans, dans une ville suspendue à 2000 mètres d'altitude entre l'Angola et la Namibie. Et dedans, je fais tout: la ville, les habits des gens. Et tout un autre volet où j'ai ma propre marque, effectivement. Tout est de moi, tout sort de ma tête.
Comment intégrez-vous les nouvelles technologies, l'intelligence artificielle ou le machine learning dans votre travail ?
Je trouve que c'est très bien. Donc je fait de la 3D. A l’époque, tous nos dessins présentés dans le monde automobile étaient des originaux faits au feutre, au crayon, composés. Mais je n’ai jamais voulu être largué là-dessus. J'aime bien dessiner sur ma tablette graphique. Pour le projet de science fiction dont je vous parlais, J'ai bien envie de savoir ce que va me pondre l'intelligence artificielle mais je trouve plus excitant de dessiner moi même.
Quels sont sont selon vous, les plus grands défis et opportunités pour l'avenir du design dans l'Afrique de l'Ouest ?
L’enseignement d’abord. Oui, il faut enseigner le design. Et ça doit commencer dès l’école primaire.
Que pensez vous du niveau de qualité du travail des artisans ici au Sénégal ?
Avec les outils qu'ils ont, ils peuvent faire de très belles choses. Mais je suis scandalisée par la façon dont certaines personnes abusent de la précarité des artisans. Parfois ces artisans acceptent d’être payés des sommes dérisoires parce qu’ils sont dans le besoin.
C'est un truc qui m'énerve au Sénégal. Il est temps que les artisans connaissent leur valeur et qu'on arrête d'abuser de leur précarité.
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